Sonnets (Sonete) - Mihai Eminescu
Finie la vie… (S-a stins viaţa…)
Finie la vie de la très fière Venise ! Ni chants joyeux, ni lumières de bals La lune passe sur de vieux portails noirs En blanchissant le marbre des marches grises.
Okéanos pleure sur le canal, Son âge en fleur n’est pas toujours de mise Il donnerait son âme à sa promise ; Il frappe aux murs, aux bords, en désespoir.
Toute la cité – déluge de solitude ! Prêtre resté de la nuit des temps, Saint-Marc sonne minuit de sa voix rude
Qui parait dire – Sibylle des jours d'antan – Ces mots profonds, chargés de lassitude : « Les morts, c'est pour toujours, mon cher enfant ! »
1880
Pourquoi je te reviens ? (De ce mă-ndrept ş-acum)
Pourquoi je te reviens une nouvelle fois? Puisque sans toi je n'ai rien à dire... L'avis du monde entier, quand on va lire Ma poésie, me laisse tout à fait froid.
Faudrait-il que je joue au monde de la lyre? II n'a qu'à prendre mes enfants ; Pour moi Ton avis, ma compagne, vaut mille fois Le monde entier, j'en tremble, j'en soupire.
L'amour, la mort, éternels ennemis D'avoir aimé celle-ci, je l'ai toujours cherchée Mais je t'ai rencontrée, chère enfant, et la vie,
Pour une nouvelle fois tu me l'avais donnée Avec tous ses biens et tous ses fruits Prends-la, elle t'appartient à tout jamais.
1876
Perdu dans mes pensées le jour (Pe gânduri ziua)
Perdu dans mes pensées le jour, veillant la nuit, Je passe ma vie à souffrir, à pleurer; Voudrait-elle, la nature, écouter Mes prières, mes demandes, me donner un abri?
Tout ce que je veux c'est une tombe oubliée, Un long repos au chagrin de ma vie – Au lieu d'aimer sans jamais l'avoir dit Vaut mieux mourir, les yeux vides et glacés.
Le monde n'est que l'empire de la souffrance, Ses vagues c'est du chagrin, écume c'est la raison, Le charme de la vie – le mal de l'existence.
Mais un jour je t'ai vue et, toute ma passion Me fit connaître l'amertume immense Du monde entier. Je l'ai bue. À quoi bon?
1876
Passèrent les années (Trecut-au anii)
Passèrent les années comme de longs nuages Qui passent sur des prés. Et ne reviendront plus. Où sont-elles aujourd'hui les histoires que j’ai lues ? Où les doïnas, les contes et les présages
Qui couronnaient mon front d'enfant perdu Dans le mystère caché entre les pages Des livres ? De tes ombres en vain la cage Du soir, soleil couchant, me l’ouvres-tu!
Pour que j'arrache un cri à ma tristesse Pour te faire, mon âme, trembler tout doucement, En vain passé-je sur ma lyre les doigts de la main !
Perdu le temps heureux de ma jeunesse, Et toute muette la douce voix d'antan, Tombe la nuit en moi ... sombre chemin!
1879
Nos jeunes gens… (Ai noştri tineri...)
Nos jeunes gens à Paris étudient Le comment faire à la cravate le nœud, Puis ils nous viennent rendre le peuple heureux Avec leur tête frisée de sage brebis.
La gent des rues les regarde ahurie Quand ils passent en voiture, la moustache en queue D’hirondelle, au coin des lèvres, un cigare en feu, Car c'est tout ce qu'ils savent faire de leurs jours, de leurs nuits.
Piliers de bordels, de tavernes, ils nasillent, Roulent les mots en saltimbanques, leur vie Ils se la coulent douce sans jamais travailler.
Et ces machins légers, ces pâles zombies, Qui, la langue des ancêtres l'ont déjà oubliée, Se prennent pour des étoiles dans le ciel de mon pays.
1876
Dehors, l’automne (Afară-i toamnă)
Dehors, l’automne, déluge des feuilles jaunies Et le vent frappe des froides gouttes aux fenêtres ; Toi, tu relis d’anciennes enveloppes des lettres Et, moins d’une heure, tu revois toute ta vie.
Perdre le temps ainsi, c’est doux peut-être ; Ta porte tu la voudrais fermée aussi Mais c’est encore mieux si tombe la pluie, De rester près du feu, le sommeil – maître.
Car moi aussi, plongé dans mes pensées, Je reste dans mon fauteuil tout en rêvant De Dochia – l’ancien conte de fées
Quand le brouillard me couvre en grandissant… Mais soudain un frou-frou familier, Un pas furtif, sur mes yeux des doigts froids…
1879
Quand la voix même (Când însuşi glasul)
Quand la voix même de mes pensées se tait, Me berce le chant d’une infinie douceur Et je t’appelle ; me viendras-tu, mon cœur ? De la froide nuit vas-tu t’en délivrer ?
Vas-tu en dissiper sa noirceur De tes grands yeux engendrant de la paix ? Relève-toi de l’ombre du passé Et reviens-moi en rêve – nouvelle aurore.
Viens plus près de moi, ma toute chère, Penche-toi sur mon visage en souriant, Par un soupir l’amour montre-le-moi,
Caresse de tes cils mes paupières, Fais-moi sentir le frisson de tes bras Femme à jamais perdue et, douce infiniment !
1879
Bien des années passèrent (Sunt ani la mijloc)
Bien des années passèrent, il en reste beaucoup mieux Dès l’heure bénie où l’on se rencontra Mais notre amour je ne l’oublierai pas, Merveille à la main froide et aux grands yeux.
Reviens ! De tes mots doux enivre-moi, Que ton regard allume dans mes yeux Tous les rayons et, pour me rendre heureux, Fais jaillir de ma lyre nouvelles voix.
Tu ne sais pas combien de ta présence S’enivre-t-il mon cœur tout doucement Comme d’une étoile qui brille dans le silence
Et, de te voir sourire comme un enfant, J’oublie alors toute une vie de souffrance, Mon âme frémit sous ton regard brûlant.
1879
Parle-moi tout doux (Vorbeşte-ncet)
Parle-moi tout doux, n’arrête pas l’appel De ta voix chère – vraie source de caresse Car tous tes dires sont pleins de sagesse Et le sens de tes mots – rayon de miel.
Te regarder seulement ! D’autre richesse Je n’en demande pas, ô, ange du ciel ! Lorsque tes yeux me montrent avec zèle De la pitié, de l’amour, de la tendresse.
Ma chère idole, toi, ma douce lumière, Reste dans mes bras jusqu’à la fin du temps Car à toi seule lève mon âme des prières.
Parle-moi tout doux, regarde-moi toujours, Est pleine de ton image ma vie entière. Ô, mon unique merveille, mon seul amour !
1876
De tant penser à toi (I) (Gândind la tine)(I)
De tant penser à toi, j’ai appris à me taire. Je ne sais plus ma vie quel sens a-t-elle Quand je n’ai pas eu la moindre étincelle D’amour – rien qu’amertume, rêves éphémères.
Pourquoi dans la nuit noire, froid ton appel ? Verrai-je encore ton corps de lumière, Femme merveilleuse, trésor qui sur la terre Tu fus pour moi comme un rayon de miel !
Toi, blonde chance d’un beau rêve défendu, Toi, rêve blond d’une chance qui n’existe plus, Si tu reviens, guère je ne te pardonne
Car mon amour va te faire, éperdu, Par des baisers, milles reproches qu’à personne Il n’en a faits, tu le sais… Le sais-tu ?...
1875-1876
De tant penser à toi (II) (Gândind la tine) (II)
J’ai mal au cœur de tant penser à toi. D’ailleurs Quel sens pouvait avoir mon existence Quand je n’ai eu sur terre pour tout bonheur Que de chagrin, de rêves sans importance !
Pourtant, la nuit, ta voix je l’entends encore ; Mon regard aura-t-il la grande chance De se poser sur ton visage d’insouciance, Sur ton corps aussi beau que l’aurore ?
Ô, toi, blonde chance d’un rêve disparu, Toi, rêve blond d’une chance qui s’enfuit, Si tu me reviens, je ne te pardonne pas
Car mon amour, pour te punir, chérie, Te meurtrira par des baisers si doux Comme jamais à personne je n’ai… dit.
1875-1876
Lève-toi au-dessus de moi (Răsai deasupra mea)
Lève-toi au dessus de moi, douce lumière, Ô, Sainte Marie – Vierge éternellement ! Comme dans mes rêves célestes de naguère, Reviens dans la nuit noire de mes tourments.
Je ne veux pas que mon espoir se meure ; Fais-le renaître dans mon cœur brûlant ! Que plonge en moi l’éclat de tes yeux clairs – Divine tendresse de mes rêves du présent.
Seul, étranger, la souffrance pour toute joie, Perdu dans ma profonde misère totale, Je ne crois plus aux splendeurs de la vie.
Rends-moi les jeunes années, rends-moi la foi, Reviens vers moi de ton ciel d’étoiles, Pour que je t’aime éternellement, Marie !
1880
Je reste sous ta fenêtre (Stau în cerdacul tău)
Je reste sous ta fenêtre. Nuit sereine. Au-dessus de moi les arbres tendent leurs branches Et en feuillage d’ombre ils m’enlacent, La brise légère fait frémir le jardin.
Par la fenêtre je te vois toute blanche Comme tu regardes fixement la lumière. Serais-tu fatiguée, car ta main chère Sur la vague d’or de tes longs cheveux passe
Pour la laisser couler sur tes épaules de neige… Tu défais ensuite ton corsage sur ton sein, Tu te lèves doucement et éteints le cierge…
Au-dessus de moi, des étoiles une à une Tremblent entre les branches ; mes yeux s’éteignent Et par les vitres passe toute triste la lune.
1879
Toute tête étroite (Oricare cap îngust)
Toute tête étroite, pour un génie se prend Qui, par des vers qui sonnent faux, veut plaire Et, à son gré, du grand bruit veut faire En attendant les lauriers de la gent.
Ma muse trouve en elle-même sa lumière, Je n’ai qu’une seule amie, elle me comprend, Moi, je lui dédie toujours mes chants D’amour, de joie, de gloire et de misère.
Quand ses yeux doux sur les lignes passeront, La langue des ïambes elle va l’apprécier, Elle mettra ça et là une nuance, un ton
Et dans le monde à moi elle y passerait, Son cœur avec le mien n’en feront qu’un En s’embarquant sur l’arche de mes pensées.
1878
La mer profonde (Adânca mare)
La mer profonde, sous la lune qui passe Et qui la dore de ses froids rayons blonds, Rêve de mondes perdus dans le tréfonds En portant des étoiles sur sa face.
Demain fière, par ses larges tourbillons De sombres mondes invités à la danse, Dans ses bras forts, en terrifiante balance, Elle fera s’écrouler des nations. . Aujourd’hui déluge, murmure demain, Vraie harmonie sans fin, sans frontières – C’est ça la mer, c’est ainsi son destin, C’est ainsi l’âme de cette antique mer.
Que lui emportent joies et chagrins humains, L’immense, l’insouciante mer solitaire !
1873
De t’avoir tant aimée (I) (Iubind în taină) I
De t’avoir tant aimée, je n’ai rien pu dire, Croyant que mon silence te plaisait. Tes yeux me promettaient toute une éternité De fous rêves de bonheur, de plaisirs.
Je ne veux plus me taire : Que l’amour vienne Trouver les mots pour ce trop doux mystère ! Je voudrais me couvrir du tendre lierre De ton âme qui connaît tant la mienne.
Vois-tu ma bouche si assoiffée de toi ? Dans mes yeux n’y vois-tu pas la douleur, Ma blonde enfant aux longs cheveux de soie ?
D’un soupir tu apaises mes larmes, mes pleurs, D’un petit sourire tu changes ma peine en joie. Achève ma souffrance, viens dans mes bras …
1875-1876
De t’aimer sans le dire (II) (Iubind în taină) II
De t’aimer sans le dire, j’ai pensé Que tu aimerais le miel de mon silence Car dans tes yeux je lisais un immense Plaisir que seul le rêve puisse donner.
Mais je n’ veux plus me taire, le dor m’enlace Pour que je trouve des mots à te parler Du feu de mon amour, mon doux secret, Que ton âme et la mienne aient leur chance.
Ne voix-tu pas ma bouche assoiffée De toi et mes yeux pleins de fièvre, Ma douce blonde enfant bien aimée ?
Accroche ton souffle tendre à mes lèvres, Enivre d’un sourire toute ma pensée Et mets la fin à ma souffrance, j’en crève…
1875-1876
Toutes les étoiles (Oricâte stele)
Toutes les étoiles que l’on voit briller, Toutes les vagues de la mer Avec l’éclat de leur lumière, Ce qu’elles veulent dire, personne ne le sait.
Donc, toi aussi, tu peux vivre à ton gré : Que l’on soit bon, mauvais, criminel, solitaire, Le fin sera la même – de la poussière ! Ton héritage – l’art de tout oublier.
Moi, j’imagine ma mort… Cachés dans l’ombre, Attendent ceux qui voudraient bien m’enterrer… J’entends des chants, mille lumières m’inondent…
Ô, viens plus près de moi, ombre adorée Pour sentir le génie de la mort aux ailes rondes Baigné de larmes, au-dessus de moi voler!
1878
Elle paraissait attendre (Părea c-aşteaptă)
Elle paraissait attendre mon baiser Et, caressait de ses doigts mon visage Pour me faire perdre dans ses grands yeux - cages Où est inscrit mon sort tout entier.
Quand j’ai tendu les bras, un vide mirage Entre son corps et moi s’est installé ; Son doux regard semblait me demander : Voudrais-tu baiser ? Alors sois sage…
De tels caprices jamais on ne s’en lasse ; Plus on l’implore, plus elle devient farouche Mais à la fin, comme par hasard, fugace,
Elle accepte de t’offrir sa bouche. Ô, tendre guerre qui sans victoires ni Défaites, chasse l’amertume de la vie…
1878
Mort de fatigue (Sătul de lucru)
Mort de fatigue, le soir je cherche le lit Mais mon cœur, voyageur solitaire, Le péché – fleur à la boutonnière, Repart à ta rencontre dans la nuit.
Grandit dans ma mémoire la nuit noire Mais devant moi jaillit la lumière Et ma raison ouvre ses paupières ; Je suis un pauvre aveugle sans espoir.
C’est ton image ma lumière inouïe De charme, de beauté et de douceur Qui illumine les froids rayons de ma vie.
À cause de toi, ma douce blonde, ma splendeur, Toute la journée mon corps brûle et languit Et, toute la nuit, mon âme de toi se meurt.
1879
Dans un album (Într-un album) L’album ? Carnaval où les masques Dissimulent voix, visages, pensées… Tous y étalent leur inutilité, Tous parlent à la fois, fantasques.
J’y viens aussi. Tu reconnais mon pas. Avec ma plume inculte j’écris un vers Sur une banale feuille de papier Qui ne sait rien de Parnasse ou d’enfers…
Pour nous souvenir toujours des bals passés, Tu insistes que j’écrive dans l’album – Du foin que tous en y doivent apporter.
Puis, souriante, tu relis une à une Les pages – florilège de stupidité L’indicible bêtise des hommes.
1878
Qu’elles sont faciles les vies des autres (Uşoare sunt vieţile multora)
Qu’elles sont faciles les vies des autres ! Ils prennent à la légère le plaisir éphémère, De tout feu ils allument un soleil de lumière Et l’aurore les accueille au seuil de toute porte…
Mais dis-moi, belle enfant rêveuse, solaire, Suis-je pour toi pareil à tous les autres ? Es-tu pour moi la même que pour les autres Ou peut-être une étoile solitaire ?
J’étais perdu dans l’ombre de l’immobilité, Ma vie n’était que l’image de l’écume, J’étais aveugle aux charmes de la beauté…
Mais je t’ai vue et, soudain l’amertume Du monde entier je l’ai bue de plein gré… Maintenant, où qu’elle soit, je la sens, je la hume.
1879
Sonnet satirique (Sonet satiric)
Ta main aurait-elle la folie des vaches malades De toujours faire noircir le papier ? Tu peux écrire des mots par milliers Car il y en a beaucoup mais, l’idée fade.
Ce que l’on pense en pourrait l’exprimer Mais toi, Ureche*, tu peux faire l’accolade À Pantazi*, ton double de parade, En lui parlant des choses qu’il connaît.
Ton front – vivante ruine d’ancienne cage, Tes écrits – de l’ivraie et du vent ; Les dieux, hélas, ne passent pas sur tes pages.
La paille de ta raison, inutilement Cherches-tu la faire draper de froides images ; D’un petit grain de cerveau rien ne s’entend.
1876 ______________________________ * Fêtards, gens du monde, illustres inconnus
Le ïambe (Iambul)
Depuis longtemps je cherche la mesure – Rayon de miel d’automne, parfumé, Pour te l’offrir tout doux en colliers Qui puissent sans peine mieux battre la césure.
Combien amère la toile qui fait flotter Dans l’âme le drapeau-haine comme une morsure Mais combien douce la voix qui nous rassure Quand dans le cœur l’Amour vient d’entrer !
De l’avoir rencontrer, comment le dire ? D’entendre dans son chant une onde-lyre, Si c’est vraiment de lui ce clair propos,
Ce n’est pas moi d’en juger l’importance Mais le vers de plus beau, le plus plein de bon sens Reste à jamais le cher ïambe s’il le veut.
1878
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Version française de Paula Romanescu 1/10/2017 |
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